Centrafrique
: « Jamais le danger d'une explosion nationale n'a été aussi grand »,
Didier
Niewiadowski
Ephrem
Rugiririza, JusticeInfo.Net
- 09.08.17
Le
président centrafricain Faustin-Archange Touadera lors d'une conférence de
presse le 5 avril 2017 à Pretoria, en Afrique du Sud
Photo
Phill Magakoe/AFP
Juriste
et ex conseiller à l’ambassade de France en Centrafrique, Didier Niewiadowski
décrypte, dans un entretien avec JusticeInfo, la situation actuelle en
Centrafrique où plusieurs dizaines de personnes ont été tuées lors de récents
combats entre groupes armés. L’ancien diplomate français s’accorde avec les
Nations unies que « le danger d’une explosion nationale n’a jamais été
aussi grand » dans ce pays. Il ne voit cependant pas, à ce stade, de
signes précurseurs d’un génocide.
Partagez-vous
le constat du secrétaire général adjoint de l'ONU pour les Affaires
humanitaires, Stephen O'Brien, qui fait état de signes
avant-coureurs d’un génocide en Centrafrique ?
La
notion de génocide est précise. Ya-t-il actuellement une planification de
l'élimination physique systématique, quelque soit l'âge où le sexe, d'un groupe
ethnique ou religieux ? La réponse est non. En revanche, on peut effectivement
s’inquiéter de la multiplication des massacres de population, dans l'extrême-est
et le nord-ouest du pays, qui présentent souvent un caractère inter
communautaire. Ces crimes restent actuellement localisés et ne sont pas, à ce
stade, sous-tendus par une stratégie d'épuration". Néanmoins, jamais le danger
d'une explosion nationale n'a été aussi grand, comme l'affirment les
responsables onusiens.
Et
comment expliquer, aujourd’hui, ce danger d’une explosion
nationale ?
Deux
constats inquiétants peuvent expliquer les risques de chaos qui menacent
aujourd'hui la Centrafrique.
D'un
côté, l’irrésolution du président Faustin Archange Touadera a permis le retour
dans son entourage de personnages ayant sévi lorsqu'il était Premier ministre de
François Bozizé (2008-2013). Ces boutefeux attisent les conflits locaux en
soutenant les anti-balaka* et en mettant en cause l'action de la Minusca
(Mission de l’ONU en Centrafrique). Ils sont à l’origine de la crise
politique qui vient de s'ajouter à la crise sécuritaire et humanitaire. La
désunion nationale est désormais profonde. La principale cible de la présidence,
et surtout de son Premier ministre, est Karim Meckassoua, le président de
l'Assemblée nationale. A travers lui, ce sont les musulmans qui sont
visés.
De
l'autre côté, en l'absence d’un Etat, les groupes armés que l'on regroupe
hâtivement sous l'ex Séléka*, se sont considérablement renforcés en hommes et en
armes. Ils s'installent durablement dans leurs fiefs et imposent leur diktat à
des populations quasiment prises en otages.
Concrètement,
que devrait faire le président Touadera pour contribuer à enrayer cette
situation ?
Mettre
fin à la cacophonie de l'exécutif et faire cesser les attaques contre les
principaux opposants, notamment contre le président de l'Assemblée
nationale.
Le
président Touadera doit revoir sa gouvernance en clarifiant les circuits de
décision. On ne sait plus qui fait quoi pour qui et dans quel but. Est - ce le
ministre en charge du secteur d'activités? Est- ce le conseiller ministre du
cabinet présidentiel ? Est-ce le responsable de la commission ad hoc ou un
chargé de mission muni d'un agrément présidentiel ? Faut-il poursuivre les
négociations avec les émissaires des seigneurs de la guerre, en vue d'un
hypothétique DDRR (ndlr : processus de Désarmement, Démobilisation,
Réintégration et Rapatriement des combattants), ou faut-il donner des
instructions fermes pour leur arrestation par la Minusca ?
Le
président Touadera doit instamment renoncer aux projets dangereux des boutefeux
qui sont revenus aux portes du pouvoir. Organiser des manifestations hostiles
aux opposants, faire des déclarations haineuses ou voir des coups d'Etat partout
alors qu'il s'agit d'une motion de censure sont des pratiques incompatibles
avec la réconciliation nationale qui était au centre du programme du candidat
Touadera.
Face
à la situation actuelle, Stephen O’Brien demande à l’ONU d’augmenter le nombre
des Casques bleus. Pensez-vous que cela suffise pour éviter le pire?
L'augmentation
des effectifs de la Minusca ne semble pas être la seule solution appropriée pour
retrouver le chemin de la paix. On peut mettre des milliers de Casques
bleus supplémentaires sur ce territoire, représentant la France et la Belgique
pour un peu plus de 4 millions d'habitants dont plus du quart n'ont plus de
domicile fixe, sans que la pacification soit effective.
Trois
conditions préalables doivent aussi être satisfaites. D’abord, il faut une
réelle volonté politique centrafricaine de sortir de cette crise. Un
leadership centrafricain est indispensable pour conduire une véritable union
nationale. Ce n'est pas le cas actuellement. Continuer de donner un blanc-seing
au président Touadera et à son Premier ministre anéantira tous les
nouveaux efforts de la communauté internationale et risque de conduire à une
implosion du pays.
Ensuite,
les missions des opérations de la paix de l'Onu en Afrique centrale doivent se
coordonner : la crise est aussi régionale. La Minuss (Mission de l’ONU au
Soudan du Sud), la Monusco (Mission de l’ONU en RDC) et la Minusca doivent
mutualiser certains de leurs moyens et coordonner leurs actions. Raisonner
à l'échelon étatique est une erreur.
Enfin,
il faut impérativement mettre fin à l'impunité qui est le moteur de la crise. Le
temps des discours et des professions de foi devrait enfin
cesser.
Le
moment n'est-il pas venu alors de désarmer par la force les milices et arrêter
les principaux suspects des violations des droits de l'homme
?
Il
faut se rendre à l'évidence. Les fonctions régaliennes d'un Etat ont totalement
disparu. Dans ces conditions, il est difficile aux centaines de policiers de la
Minusca d'accomplir leur mission. Il est donc essentiel de reconstruire, sans
délais, un système judiciaire conformément aux principes de l'Etat de
droit et sur les fondements de la justice transitionnelle. La Cour Pénale
Spéciale** ne sera opérationnelle qu'à l'automne, dans le meilleur des cas, et
elle ne sera pas compétente pour les crimes commis après 2015. Dans de
nombreux cas, les faits sont bien établis et les témoignages sont disponibles.
Comme viennent de le déclarer les ambassadeurs de France et des Etats-Unis
d'Amérique, la justice doit reprendre son cours et les citoyens ne doivent pas
en être écartés. Cela devrait être une condition de l'aide internationale car
les autorités actuelles se complaisent dans la gesticulation et la diversion
avec les "classiques tentatives de coups d'Etat"...
Avant
l'arrestation des principaux criminels, il est aussi indispensable de mettre fin
au commerce bien connu des diamants de sang, notamment à Anvers et à Dubai,
ainsi que des trafics d'armes en provenance de RDC et de Douala (au
Cameroun).
Enfin,
la question des centres pénitentiaires restera posée. Pour tout cela, il n'y a
plus de temps à perdre.
Qu’est-ce
que la Centrafrique peut-elle attendre des pays africains, à commencer par ses
voisins ?
Les
pays voisins sont soit en crise ouverte (Soudan du Sud et RDC) soit en crise
politico-économique (Tchad et Congo). Face au terrorisme dans l'Extrême-Nord, à
la question des anglophones et des dégâts collatéraux de la crise
centrafricaine, le Cameroun attend avec anxiété les prochaines échéances
électorales. La Centrafrique ne peut guère compter que sur la Guinée Équatoriale
pour le soutien financier et surtout sur le Rwanda pour le soutien politique.
Rappelons qu' au 1er janvier 2018, la Guinée Équatoriale sera membre du Conseil
de sécurité de l'Onu et que le président rwandais Paul Kagame sera le président
de l'Union africaine.
*La Séléka est une nébuleuse coalition qui a chassé du pouvoir le président
François Bozizé en mars 2013. Impliqués dans de nombreuses exactions contre la
population, les rebelles de la Séléka ont dû faire face aux milices
d’auto-défense antibalaka, qui, à leur tour, se sont livrées à des violences
contre des civils.
**Créée
au sein de la justice centrafricaine par la loi n°15.003 du 3 juin 2015, la Cour
pénale spéciale (CPS) a pour mandat de mener des enquêtes et des poursuites
concernant les violations graves des droits humains et du droit international
humanitaire commises sur le territoire de la République Centrafricaine depuis le
1er janvier 2003. Elle sera composée de magistrats nationaux et
internationaux.